DE TU VENTANA A LA MÍA (Paula Ortiz, 2011).
GENRES, RAPPORTS SOCIAUX ET AMOUREUX

De tu ventana a la mía (P. Ortiz, 2011).
Gender, social and love relationships

Dr. Laurène Sánchez
Hispaniste
Paris

Recibido el 6 de Octubre de 2016
Aceptado el 21 de Octubre de 2016

 

Résumé. A partir du long métrage de Paula Ortiz De tu ventana a la mía (2011), nous nous proposons d’observer l’éventuelle évolution inter-genres dans la société espagnole de trois périodes fondamentales -début du XXe siècle, immédiat après-guerre, fin du franquisme- à travers le prisme de trois femmes de diverses origines sociales. Malgré leur écart spatio-temporel, elles partagent une condition similaire et des situations qui mettent en danger leur intégrité morale et physique. Cependant, les trois «sœurs», reliées par un étrange cordon ombilical de laine rouge qui traverse mystérieusement les trois panneaux du triptyque représenté, parviennent à vaincre le fatum hérité, chacune avec ses armes, grâce à une indestructible force vitale.
Mots clefs.Espagne, Genre, XXe siècle, Statut, Indépendance, Femme.

Abstract. This paper aims at observing the possible evolution of gender relationships in Spanish society during three fundamental periods -the beginning of the 20th century, the immediate postwar period and the end of Franco’s regime- through the prism of three female protagonists of different social origins. In spite of the temporal and spatial differences, they share the same conditions, and find themselves in similar situations which put their moral and physical integrity at risk. Nevertheless, the three «sisters» -bound to one another by a curious umbilical cord of red wool that mysteriously runs across the three panels of the triptych represented- manage to triumph over an inherited, thanks to an indestructible vital force, each one using her own weapon.
Keywords. Spain, Gender, XXth century, Status, Independence, Women.

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De tu ventana a la mía (2011), premier long métrage de l’Aragonaise Paula Ortiz, engagée dans la cause féminine (1), narre la vie de trois femmes d’époques et d’espaces différents, marqués par des événements collectifs et personnels qui mettent en évidence l’évolution de la condition féminine en Espagne. En dépit du décalage temporel des vécus et des expériences personnelles et historiques des personnages, ces «sœurs» sont indissolublement liées par des souffrances, des espoirs, des déceptions mais aussi par une puissante force vitale qui vainc et transcende les drames et les tragédies endurés provoqués dans un monde géré par des hommes dont le pouvoir restreint, voire étouffe, tout épanouissement féminin selon une norme séculaire établie. La réalisatrice enrichit sa narration et le regard du spectateur d’une kyrielle d’influences et d’options culturelles et techniques qui tendent vers une écriture cinématographique esthétique colorée chromatiquement et musicalement. Cependant, loin de se limiter à une vaine plasticité, la création porte un triple message de revendication de liberté de genre individuelle, en harmonie avec le monde, la société et la Nature.

De facture picturale et poétique, marqué par une riche intertextualité dans les divers domaines de la créativité artistique (littérature, psychanalyse, peinture, cinéma, musique), le film de 107 minutes distribué par Amapola Films (2) et Oria Films compte la participation de Montxo Armendáriz, des subventions privées et publiques dont celle du Gouvernement d’Aragon. Récompensé sept fois et nominés quatre, le long métrage dont le titre est inspiré d’un écrit de Carmen Martín Gaite (3), attribue les rôles principaux aux actrices Leticia Dolera (Violeta), Maribel Verdú (Inés), Luisa Gabasa (Luisa).

©Alta films

Si le film se prête à une multitude d’angles d’observation, notre étude opte pour les rapports sociaux et amoureux entre genres aux trois époques représentées, liées à des périodes de guerre et/ou de répression: l’Espagne du début du XXe siècle (1923 (4), Violeta), celle de l’immédiat après-guerre civile espagnole (5) (1939, Inés) puis celle de la fin du franquisme (1975, Luisa). Un montage alterné dont le rythme s’accélère en fonction du message transmis fait passer le spectateur d’un univers diégétique à l’autre. La filiation entre ces héroïnes d’âge différent dont on entend les voix intérieures à des moments clefs est «matérialisée» par un fil conducteur rouge, celui d’une pelote de laine. Le fil, le filage et la couture au sens large sont omniprésents et renvoient à des références littéraires (Ariane, les Parques), picturales (dont Velázquez, Murillo, Vermeer), éducatives (rôle ménager depuis la Préhistoire) mais aussi à une solidarité de condition et de peines de la condition féminine. Le fil lie, relie, toutes les femmes sous le signe écarlate de la souffrance et de la passion dans ses différents signifiés.

Une quinzaine de personnages dont une majorité d’hommes, nombre significatif de leur poids et de leur pouvoir, entourent ces trois nouvelles grâces. En accord avec l’évolution des époques, elles seront progressivement moins «encerclées», plus autonomes mais aussi plus seules face à leur destin.

En 1923, l’univers bourgeois provincial de la frontière de Canfranc de Violeta, jeune fille d’une vingtaine d’années adoptée par son oncle et sa tante après le suicide de sa mère, est peuplé d’une gente masculine nuisible à son épanouissement et à son intégrité. Son oncle retraité, don Fernando (Carlos Álvarez Novoa), est un scientifique éclairé de la progressiste Institución Libre de Enseñanza. Son ancien étudiant Manuel Castal, déserteur en fuite qu’il cache, deviendra le cruel amant éphémère (Pablo Rivero) de l’adoptée. Celle-ci subira une deuxième blessure, le viol perpétré par Jesuso (Julián Villagrán), le facteur amoureux sans réciprocité. Marín (Ramón Barea), ex collègue de Fernando est le dernier personnage masculin. Très conventionnelle, la tante doña Carmen (María José Morera) incarne la bourgeoise effacée devant son mari, femme d’intérieur qui passe son temps à coudre. L’amour pour sa nièce ne produit pas le rapprochement nécessaire pour soulager la profonde solitude et la détresse maximale qui amplifieront les tendances suicidaires de la jeune femme.

Paysanne d’une trentaine d’années, Inés qui vit sur un mont aragonais aride et éloigné d’un village des Cinco Villas, est habitée par l’amour de sa vie, Paco (Roberto Álamo), anarchiste revenu du maquis pour finalement l’épouser avant d’être arrêté puis fusillé. Jusqu’au jour où elle prend la décision de le faire partir pour éviter d’amplifier le drame auquel elle fait face seule, la jeune femme cache Pedro (Fran Perea), maquisard amoureux d’elle et meilleur ami de son mari. Le gardien de prison (Miguel Alcíbar) de Paco et les gardes civils ainsi qu’un paysan rendu hostile par la peur complètent l’image d’emprisonnement et de marginalisation réels ou psychologiques. Pas de femme vraiment présente si ce n’est l’épouse d’un paysan adverse. Inés attend un enfant, que Paco devine être une fille, et dont elle accouchera dans un paysage désolé avec l’aide de celui qu’elle avait protégé. Motivée par l’amour et la gratitude, la solidarité est ici masculine et Pedro est l’antithèse du villageois défavorable (6).

Le troisième panneau du triptyque se déroule dans l’espace saragossain où s’inscrit une célibataire quinquagénaire hypocondriaque qui sera finalement et symboliquement atteinte d’un cancer du sein. Comme bon nombre de femmes non mariées de l’époque dont s’est inspirée la réalisatrice (Iglesias, 2016, youtube), Luisa partage l’appartement avec sa cousine Isabelle (Cristina Rota) puisqu’elle n’a ni frère ni sœur pour l’accueillir. Les liens qui les unissent pour traverser la maladie dépassent les différends idéologiques qui les opposent de plus en plus ouvertement. Ils atténuent sans la faire disparaître la solitude du personnage principal, imperméable aux déclarations d’amour sincère du Valentín (Luis Bermejo), chez qui elle livre leurs travaux de couture. Le médecin (Álex Ángulo) est le deuxième homme de cet espace narratif. Le troisième n’a aucune réalité palpable et représente seulement l’inaccessible idéal masculin de Luisa, le ténor Alfredo Kraus. Désespérée par une mort possible, elle s’élancera dans les rues, photographie à la main, à la vaine recherche d’un possible sosie.

Si les trois parcours vitaux sont narrés sur le mode linéaire et peuvent fonctionner en toute autonomie comme trois histoires séparées, pour éviter la monotonie et servir le projet de P. Ortiz, ils se coupent, s’enchevêtrent, s’emboîtent, se relaient dans un montage de séquences à variations rythmiques multiples, en accord avec les besoins du récit et la recherche d’effets recherchée: mise en parallèle ou en perspective, décalage, complémentarité, différence, similitude des événements et des sentiments qui parsèment les trois époques. Un fil de laine rouge qui défie les lois spatio-temporelles relie ces personnages, symbolise une même trame existentielle et évoque aussi l’ombre des Parques. La musique essentiellement extra-diégétique et la qualité photographique aux tonalités en harmonie avec l’univers de chaque femme caractérisent cette orchestration au service de ces histoires individuelles qui rappelleront des souvenirs à bien des Espagnol-e-s.

L’analyse des rapports entre genres opte quant à elle pour une analyse par protagoniste car les personnages masculins qui peuplent l’environnement de chacune ont un rôle social différent. Ensemble, ils reconstituent la grande variété de l’omniprésence et de l’omnipotence des hommes dans le triple monde féminin narré, essentiellement en ce qui concerne l’état-civil, la famille et le travail.

Dans une atmosphère au chromatisme teinté de bleu, de violet et de blanc, Violeta (7), dont le nom de fleur fragile renvoie à l’innocence si ses pétales sont immaculés et dont l’aspect rappelle les toiles préraphaélites, vit essentiellement avec son oncle botaniste à la retraite. Ce vieillard qui ressemble à Ramón y Cajal lui prodigue les cours de sa spécialité dans la serre du jardin pour lui permettre de s’inscrire à l’université. Il admire certaines figures féminines, et tout particulièrement Maria Sibylla Merian (1647-1717), naturaliste qui s’illustra par ses travaux sur la métamorphose du papillon dont il est fortement question dans l’univers de la jeune femme et qui fut aussi exploratrice et peintre. Cette richesse intellectuelle en fait la grande référence de l’enseignant et de l’élève. Si l’oncle représente la classe éclairée du début du XXe siècle qui participe à l’éducation universitaire de la femme, son côté très paternaliste et étouffant oblige Violeta à demander la permission de franchir les frontières de la demeure pour se promener vers la gare désaffectée de Canfranc: «Evita» («Evite de le faire») est la réponse obtenue (plus tard, la désobéissance lui sera fatale). Une grande faiblesse psychologique habite la nièce, héritage d’une mère qui a opté pour le suicide. Don Fernando lui administre un traitement à base de coquelicot qui la maintient dans un état léthargique marqué. Patriarche, il veille sur l’esprit et le corps de sa nièce et s’approprie toute sa personne car il est à la fois père adoptif âgé, professeur et médecin. Sa fleur préférée se meut dans un espace de femme enfant aux multiples facettes: obéissance, bonne élève, jeu de balançoire ambigu, rébellion, perte de virginité, fatale décision de départ, retour à la maison, perte des illusions, tentative de suicide auto-avortée, reconstruction adaptée à la réalité.

©Alta films

Manuel Castal est le deuxième homme qui intervient de manière décisive dans la vie de la jeune fille. Le professeur Marín (qui concède une attitude courtoise et distante aux femmes), ancien collègue de l’oncle, mène chez eux pour le cacher cet étudiant qui refuse de partir à la guerre du Rif. Pour éviter d’éventuels ennuis, don Fernando refuse d’abord d’héberger son ancien élève mais, sur les instances de sa femme et de Violeta, tombées sous le charme, il finit par accepter. L’union et le poids des femmes peuvent remporter des victoires. Les cours dans la serre reprennent avec l’agrégation d’un participant qui partage les mêmes engouements et admiration pour le modèle intellectuel de Violeta. Celle-ci a désormais l’œil qui pétille, refuse de continuer à ingérer servilement les drogues de son oncle et opte pour la réalité d’une vie qui prend désormais un relief stimulant aux dimensions bien plus larges que la clôture du domaine familial. Manuel désire passer la frontière pour rejoindre Paris et étudier à la Sorbonne. Dans cet univers clos, les rapports s’intensifient et les deux tourtereaux finissent par succomber à leurs attraits réciproques en dépit de la vigilance de l’oncle. Violeta passe de l’influence du père adoptif à celle du mari potentiel et amant certain pour qui, sans aucune hésitation ni limite, elle franchit tous les interdits (l’ouverture des mentalités des années 20 atteint aussi cet espace provincial). Son esprit n’est plus embrumé par les effets du coquelicot des remèdes familiaux mais par les belles paroles de ce séducteur qui troquent son somnambulisme fantomatique contre l’éveil à l’excitation amoureuse. Il affirme l’aimer et lui promet des études à Paris pour suivre les traces de M. S. Merian, proposition que l’oncle  entend, discrètement dissimulé. Inconstant (attitude souvent attribuée aux femmes), ce Roméo déclare ensuite ne plus vouloir partir. Jesusón, le facteur simplet amoureux de Violeta épie la promenade vespérale du couple le long de la voie ferrée qui va rouvrir deux jours plus tard vers la France, moment où Manuel file à l’anglaise pour passer la frontière. Si sa désertion militaire pouvait être interprétée comme une adhésion à la non-violence propre à certains mouvements philosophiques et artistiques de l’après-Première Guerre mondiale, cette deuxième fuite l’identifie plutôt à un lâche et à un traitre face à la jeune femme qui lui a donné sa virginité, bien précieux pour la société d’alors.

Malgré un orage violent annonciateur du drame, Violeta, folle d’amour, veut rejoindre son homme. Sans bagages, ce Petit Chaperon Rouge traverse la forêt et s’engage dans le tunnel sombre (connotation sexuelle évidente) où passent les trains en partance pour le pays de ses rêves. Suivie par le facteur jaloux qui a tenté de l’arrêter sans succès, elle y est rattrapée, plaquée face à terre, la tête tirée en arrière et est sauvagement violée. Une coupure de son accentue le dramatisme de la scène et rappelle le cri silencieux de la mère du tableau Guernica de Picasso ou encore celui du Cri (8) de Munch. La victime se retourne sur son agresseur en fuite, reconnaît le loup Jesusón mais taira ce nom dont le suffixe augmentatif détruit la référence de l’amour. Parti la chercher, don Fernando la trouve enfin, défaite, sur les lieux du drame et la ramène en sécurité dans l’enceinte de la maison où Violeta tente un suicide par immersion dans la baignoire. L’instinct de conservation la fait se relever, lavée de toute souillure, endurcie pour reprendre sa vie en main. Elle coupe avec rage sa sensuelle crinière d’Ophélie pour garder une coupe à la garçonne. Le messager dégradé continue d’apporter le courrier comme si rien ne s’était passé. La loi du silence prévaut pour ne pas rendre public l’affront.

La jeune femme découvre les simulacres de son oncle auteur réel des lettres prétendument expédiées par Manuel. Elle répond à son tour avec les mêmes armes, le jeu des apparences et de l’affabulation épistolaire, avant d’imposer le minimum de limites qu’elle est en mesure d’exiger: plus de mensonge, plus de trahison. La suspension de ce courrier factice diminue aussi la fréquence du passage du postier violeur qui promet de lui apporter les chenilles qu’elle affectionne et qui se transforment en papillon. La métamorphose dont avait rêvé Violeta pour elle-même est finalement bien modeste. Le cocon familial demeure le refuge. Elle reste dans l’enceinte de la maison, arrête les études, se met à coudre telle sa tante mais revendique son statut de femme adulte, consciente de son champ d’action limité dans une société dominée par les hommes. Toutefois, si elle n’a plus de rêves, elle impose que l’on ne la manipule plus dans cette réalité dont elle a pris toutes les mesures et perçoit la proximité des bornes.

Les relations féminines sont inexistantes: la mère adoptive ne remplace pas celle qui lui manque car elle ignore ses espoirs, difficultés et souffrances pour vaguer telle une ombre, sans complicité ou communication. Les contacts sont noués avec l’univers masculin qui l’a manipulée et malmenée. Dans les relations amoureuses, voulues ou arrachées, l’homme l’a brutalement dépossédée de son corps, de son coeur et de son esprit avant de l’abandonner comme une poupée de chiffon. Seul son oncle lui apporte une profonde affection, une complicité intellectuelle et, surtout, une protection. Ainsi, femme instruite ou non, épanouissement et émancipation réels ne sont-ils que chimères.

Seize ans plus tard, l’existence d’Inés dans la Nature difficile des Cinco Villas aux couleurs solaires, est aussi marquée par l’adversité et par de cruelles blessures. L’Histoire collective affecte en profondeur l’histoire individuelle, celle des hommes et des femmes dépossédés de leurs projets de vie par le conflit fratricide qui a déchiré le pays. Paco, maquisard anarchiste, l’homme de son coeur dont elle n’a plus de nouvelles, revient soudainement en cachette pour la retrouver lors des moissons des blés dorés, moment de retour à l’harmonie collective. Il a pour ami Pedro, secrètement amoureux d’Inés. Les retrouvailles dans les champs sont pleines d’effusion et la caméra en rend compte en tournant autour des personnages pour signifier leur ivresse affective. Le jeu amoureux intime dans la chambre, dont l’ameublement et la lumière rappellent la beauté de la peinture européenne du XVIIe siècle, n’est pas montré et les personnages sont vus après l’assouvissement de leur passion. Si l’homme est nu, la femme a gardé sa chemise et ses bas (élément érotique relatif car il s’agit de bas de paysanne). L’inversion des codes se poursuit car la déclaration d’amour est le fait d’Inés qui mène le discours et le dialogue, prend les décisions, même si son partenaire s’exprime aussi. Un fort contraste apparaît avec le récit précédent. La caméra enchaîne une multitude d’angles, très esthétiques, sous le signe de la pudeur mais qui signifient la plénitude amoureuse des personnages et le manque de préjugés de la période d’avant-guerre où certains mouvements politiques et sociaux avaient favorisé des changements de mentalités, et souvent amélioré les relations inter-genres. Dans cette narration, le rôle protecteur et «actif» revient à la femme. L’homme adopte même une position fœtale. Il finit par céder à la demande de son âme sœur, celle d’un «vrai» mariage, une cérémonie religieuse préférée à l’union libre prônée par l’idéologie du maquisard. Antithèse totale de Manuel, Paco, revenu au péril de sa vie pour retrouver son aimée, donne une nouvelle preuve d’amour.

©Alta films

Arrêté lors d’une rafle, il est enfermé dans un cachot individuel des cavernes environnantes. Inés devient à son tour une véritable combattante dans cet après-guerre: femme seule, enceinte, il lui faut survivre, faire face aux hommes et au village en général, aider Paco à tenir car il faiblit chaque jour davantage. Elle lui apporte à manger et occulte humiliations et pressions subies. L’enfer est dans et hors les geôles.

Si son amour est pleinement partagé et se concrétise par l’attente d’un enfant qui lui donne l’énergie pour survivre, la paysanne doit affronter des hommes de divers espaces. Celui de la répression compte d’abord le surveillant de la prison, être brutal sans nom à la vision étroite (il a symboliquement perdu un œil) qui se laisse acheter avec de cigarettes mais qui s’humanise avec le temps. Adversaire collectif, les gardes civils vont la tondre en public avec d’autres femmes (conciliabules de solidarité pour protéger l’enfant à naître) car elle refuse de livrer Pedro qui, caché chez elle, doit partir pour protéger le futur bébé et mettre un terme au malaise que provoque son amour pour elle. Reconnaissant, respectueux et intègre, il survit dans les monts environnants et sans hésiter suit le chien venu le chercher pour le mener à Inés qui accouche seule en pleine Nature. Les relations saines et les liens très forts transcendent les intérêts personnels.

Un jour de marché, Inés doit affronter le collectif paysan représenté par un homme qui, pour protéger sa propre famille, refuse de lui acheter ses œufs. L’épouse serait moins dure, mais la position masculine l’emporte. Cet épisode provoque le désespoir de la future mère qui doit trouver à manger pour son époux et pour l’enfant qu’elle porte. La chute du panier et la destruction de son contenu accentue le dramatisme car leur survie est compromise. Le choix de l’œuf -symbole de vie- cassé projette un avenir sombre dont la force de cette femme aura cependant raison.

L’acmé est atteinte lorsqu’à la naissance du bébé, Inés monte vers les cavernes pour le montrer à Paco. Le choc est rude, tous les cachots sont vides. Le gardien compatit: «je suis désolé». L’enfant va donner à cette femme la force de continuer.

Les relations de genre sont plus complexes dans cette narration: face aux collectifs masculins qui incarnent le pouvoir répressif ou social (la garde civile, le marché des paysans), la femme, surtout si elle appartient au camp adverse, est particulièrement fragilisée et subit une foison d’injustices, d’affronts. En revanche, si une relation individuelle s’établit avec des membres de ces mêmes collectifs, les rapports s’humanisent avec le temps (geôlier). Serait-ce une note d’espoir? Elle permet en tout cas d’éviter un manichéisme réducteur de l’âme humaine.

Dans les rapports avec les membres de son groupe, Inés jouit d’un rôle important, d’un respect et d’une affection certaine: époux, ami de celui-ci. Le collectif paysan du début de la narration réuni pour des événements culturels fédérateurs (moissons, noces) est bienveillant. Dans les champs, serpe à la main, les femmes travaillent d’un côté et les rares hommes de l’autre (ce qui laisse entendre que la majorité d’entre eux appartenait au camp des perdants).

L’épouse du paysan hostile est la seule à bénéficier de l’attention de la caméra. Un peu en retrait du mari, elle affiche un début de solidarité avec Inés, vite étouffé par la position de son conjoint et le danger qui peut toucher sa propre famille. Un gros plan sur la fillette qui se tient à ses côtés explique silencieusement la raison de cette peur et la nécessaire protection de la cellule familiale. De même, la fille d’Inés et de Paco, fruit d’un amour véritable, est le seul personnage féminin qui concentre l’énergie et les espoirs de la jeune mère. Elle prendra la relève comme le suggère le miroir pendentif que la paysanne fait bouger devant le bébé, cadeau d’avant-guerre de feu son époux et héritage affectif qui lie envers et contre tout le père, la mère et la fille.

Le dernier récit est celui de la saragossaine Luisa, quinquagénaire de la fin du franquisme aux rêves de jeune fille entretenus par les films hollywoodiens, refuge nécessaire, revus des dizaines de fois à la télévision et dont elle connaît par cœur les répliques. Elle collectionne les photographies de son idéal masculin, le ténor Kraus, et donne libre cours à son imagination dans une attitude peu compatible avec son âge. Au fond et malgré son physique, Luisa n’a pas mûri. Son mal être s’exprime par une intense hypocondrie que sa cousine Isabelle -autre célibataire avec qui elle partage son quotidien dans un appartement vieillot d’un monde étriqué ou chaque jour est identique- n’écoute que d’une oreille, même si elle l’aide dans ses petits maux. D’option idéologique différente, cette colocataire est cependant à ses côtés dans les moments les plus difficiles pour combattre et soigner le cancer du sein qui finit par la toucher. Les liens familiaux sont alors plus forts que la politique et les rencontres se font dans les moments clefs. Tout comme la société bouge, que les manifestations se font dans la rue, Luisa dont la maladie est à la fois un séisme et un électrochoc, décide de s’ouvrir à la vie alors qu’Isabelle se dit satisfaite de son existence, enfermée, voire recluse à coudre à la maison. Seule Luisa sort remettre au mercier Valentin le travail de leurs retouches. A leur manière, les deux cousines reconstituent le fonctionnement du couple traditionnel, la femme confinée au foyer, l’homme en contact avec l’extérieur par son travail. En période post-opératoire, à la maison, Isabelle s’occupera délicatement des soins du corps de Luisa alitée, qui demandera et obtiendra le baiser amoureux jamais reçu d’un homme. La scène revêt fugacement une légère teinte saphique et une indéniable complicité. Malgré leurs différends, elles partagent les mêmes sort et condition: le célibat et la non descendance qui obsède Isabelle car «personne ne se souviendra de nous» (9), titre de chronique d’une disparition annoncée.

©Alta films

Petit bourgeois commerçant de province, le doux Valentin au prénom vidé de sens, aime sans retour Luisa, amoureuse d’un ténor sur papier glacé. Ses présents sont tous refusés (sauf, symboliquement, le soutien-gorge pour seins amputés), ses invitations à danser au bal du restaurant où ils se croisent après l’opération, repoussées. Les relations hommes-femmes ont évolué et, malgré une suite d’échecs cuisants, le mercier conserve toujours une courtoisie indéfectible, accompagnée d’une tristesse et d’une lassitude qui contrastent avec l’agressivité de l’Hermès violeur de la première narration.

En raison de son inclination somatique, Luisa consulte régulièrement le médecin, homme très humain qui meuble une grande partie de sa vie. A sa manière, il s’occupe de son corps accablé de petits dysfonctionnements qui relèvent d’un profond mal-être psychologique alors que l’image du ténor met du baume au cœur de la femme esseulée. A la découverte de son cancer du sein, les rencontres avec le praticien s’intensifient, restent dans le domaine médical pour le thérapeute mais pas pour Luisa dont les soudaines propositions de relations sensuelles sont repoussées. Les rôles amoureux traditionnels sont inversés. Victime à son tour d’un rejet sentimental, la malade n’en est que fugacement affectée.

Après sa récupération post-opératoire, Luisa descend dans la rue où une manifestation réclame la liberté et la démocratie. Pour affirmer sa soif de vie individuelle, elle la remonte à contre-courant, ôte fièrement sa perruque et expose un crâne dépourvu de la chevelure qui la comblait (10). Elle croise le thérapeute sans le voir bien qu’il se retourne sur elle avec un sourire de bienveillance. L’espoir et le changement sont là.

Cette analyse des rapports hommes-femmes de chacun des trois volets du triptyque cinématographique dépeint une évolution lente mais certaine, parfois entravée par des moments historiques qui altèrent la progression des statuts.

A une époque où les mentalités montrent des changements en Europe, aux Etats-Unis, en Australie, Violeta, malgré son accès à une éducation de niveau universitaire et à des horizons prometteurs, est toutefois la plus dépendante du système social. La non-réalisation des études envisagées et son origine bourgeoise et provinciale empêchent l’exercice d’un travail «décent» pour subvenir à ses besoins et prendre son indépendance. Sa résilience lui a permis de rester en vie et de réclamer un traitement de femme adulte malgré l’espace réducteur de sa cellule familiale. Elle est, des trois héroïnes, celle qui subit le poids du plus grand nombre d’hommes néfastes: oncle, amant, violeur issu de son quotidien. Ils foulent sa liberté, son intégrité physique et psychique. D’abord prometteuse, sa vie rejoint la morne existence de sa tante qui se contente de coudre près de la fenêtre et de déambuler dans la demeure. Son avenir est néanmoins plus compromis car sa situation de femme violée, même si elle demeure secrète, ne facilite pas le mariage, état-civil où une jeune fille, qui plus est de bonne famille, doit se présenter vierge. L’horizon de cette femme profondément blessée s’avère donc limité. Pour le vivre au mieux, Violeta opte pour la résignation et non pour l’amertume ou le désespoir autodestructeurs dont elle a déjà fait l’expérience. Elle réfute l’option suicidaire de sa mère et la fatalité génétique (11). Elle affirme cette différence, se prouve qu’elle n’est pas une simple réplique de sa génitrice car elle a triomphé des divers tsunamis qui ont déchiré son être.

L’univers d’Inés montre les avancées en matière de relations inter-genres, entreprises avant le conflit civil (fonctionnement de son couple, celui avec l’ami de Paco). Les problèmes surgissent des rapports vaincus-vainqueurs où ces derniers, marqués par une répartition traditionnelle des rôles de chaque sexe, appliquent une politique punitive : pour les hommes, emprisonnement voire exécution, pour les femmes, vexations, humiliations publiques, parfois emprisonnement. Dans le film, ces peines sont infligées par les gardes-civils et les paysans conservateurs ou ceux qui se croient en danger et sympathisent avec les institutions. Les souffrances d’Inés, économiquement indépendante par son travail, sont les conséquences des options idéologiques de son conjoint. Si au début du film sa situation est celle d’une femme sans nouvelles de son amant depuis deux ans, le retour de Paco entraîne un enchaînement de faits tragiques qu’elle transcende en grande partie grâce à sa force et à l’espoir de sa maternité. Sereine, elle finit près de la fenêtre à coudre, dans un cadre spatial qui rappelle les tableaux de Vermeer.

En 1975, quinquagénaire célibataire, Luisa peut vivre avec sa cousine sans avoir intégré la famille d’un de ses parents. Elle partage appartement et activité couturière rémunératrice. Même si socialement cet état-civil n’est pas bien perçu et fait l’objet de plaisanteries, une évolution a eu lieu. Ancrée dans le passé et cloîtrée dans leur appartement à la manière d’un personnage lorquien, Isabel n’a aucun échange avec les hommes, au contraire de Luisa qui est en contact avec un extérieur qui favorise sa future métamorphose. Elle entretient des relations professionnelles avec un homme amoureux qu’elle repousse sans subir de conséquences, elle fait les courses, voit régulièrement un médecin qu’elle n’hésitera pas à solliciter sensuellement, même si sa proposition ne trouve pas d’écho. Puis, conséquence du désespoir, portrait de Kraus en main, elle se lancera dans les rues à la recherche d’un clone qu’elle n’hésiterait plus à accoster. La femme intervient désormais de manière plus active dans les relations amoureuses.

Façonnée par une éducation traditionnelle dont elle sait ensuite se défaire partiellement et limitée par une dépendance financière, Violeta se contentait au début d’être courtisée, même si elle encourageait son prétendant. Inés qui bénéficie d’une époque d’ouverture de mentalités d’avant-guerre espagnole et d’une indépendance financière bénéficie d’un pouvoir de décision fort au sein du couple et sait gérer sa situation de femme seule à tous les niveaux. Luisa se lance à la recherche de l’homme idéal, même en vain. Elle coud près de la fenêtre, activité qui la rend économiquement indépendante.

Ainsi, l’éducation traditionnelle altérée peu à peu par l’émancipation financière de la femme permet-elle à cette dernière de modifier les rapports hommes-femmes et de gagner un espace toujours plus vaste pour s’affirmer et prendre des décisions relatives aux divers domaines de son existence: intégrité, travail, relations amoureuses essentiellement. L’équilibre des rôles entre sexes se mesure en grande partie à l’aune de l’indépendance féminine.

Au-delà de l’intérêt créatif de la triple narration cinématographique et des procédés artistiques au service d’une option esthétique marquée par la peinture et par la musique, Paula Ortiz, féministe engagée, rend clairement compte de l’évolution parfois saccadée mais de la progression constante de la condition féminine et des rapports hommes-femmes. Ce lent changement se fait par des étapes difficiles, souvent marquées par l’injustice et par la solitude mais une force tellurique habite avec des nuances variées ces trois femmes qui, contre vents et marées, vont de l’avant.

 

Notas

(1) Dans ses engagements pour la cause des femmes, elle siège au comité directoire de CIMA, est membre fondateur et vice-présidente de EWA Network (European Women Audiovisual Network).

(2) Maison de production aujourd’hui disparue de Paula Ortiz et de ses amis.

(3) Desde la ventana, Madrid, Espasa-Calpe, (1982) et un passage où elle parle de sa mère: «Desde su ventana a la mía». Très marquée par cette auteure, P. Ortiz reconnait une forte filiation créatrice et des expériences communes (rapport à la littérature, un vécu fondamental dans leur formation aux Etats-Unis).

(4) Il s’agit de la guerre du Rif, Maroc espagnol.

(5) Guerre civile espagnole ou Guerre d’Espagne pour les studieux: 1936-1939.

(6) C’est bien un conflit idéologique qui oppose les deux paysans.

(7) Lorca marque beaucoup la réalisatrice. Pour Violeta, la référence est la pièce Doña Rosita la soltera, o el lenguaje de las flores (1935). Le deuxième film de P. Ortiz est La novia (2015), mise en images de Noces de sang (1933).

(8) Dans son journal du 22 janvier 1892, E. Munch écrivait à la suite de la promenade qui lui apporta la douloureuse inspiration dont il fera quatre versions: «…Je sentais un cri infini qui se passait à travers l’univers et qui déchirait la Nature». La scène cinématographique exprime à sa manière cette citation.

(9) Une grand-tante de la réalisatrice disait d’elle la même chose (Iglesias, 2016, Youtube).

(10) Comme ses deux alter-ego, Luisa perd ses cheveux, symbole de féminité et de sensualité, attribut amplement évoqué dans les contes, légendes et récits fondateurs religieux ou profanes. Violeta et Inés avaient une très longue chevelure, tout comme Luisa dans sa jeunesse.

(11) Une des répliques de Violeta est «Je ne suis pas comme ma mère» («Yo no soy como mi madre»).

 

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ISSN 1988-8848